Bien peu de médias échappent à la censure, et la
bande dessinée pas plus que les autres. Bien au contraire : il
s'agit tout de même, au départ, de protéger
nos chères têtes blondes des contenus
éventuellement
pernicieux des petits miquets. C'est ainsi, pour ce qui est de la
France, qu'a été promulguée la loi du 16 juillet
1949 sur les publications destinées à la jeunesse, qui
est toujours appliquée. Elle précise entre
autres que les B.D. « ne doivent pas présenter
sous un jour favorable le banditisme, le vol, la paresse, la
lâcheté,
la haine, la débauche ou tous actes qualifiés crimes ou
délits ou de nature à démoraliser l'enfance ou
la jeunesse, ou à inspirer ou entretenir des
préjugés
ethniques ». Il existe ainsi une commission
de surveillance des publications destinée à la jeunesse
qui dépend du ministère de l'intérieur, veille
à l'application de cette loi et établit des rapports sur
tous les journaux.
Comme son nom ne l'indique pas, cette loi
concerne en fait l'ensemble de la production éditoriale
française, ce qui a permis d'interdire en son nom nettement
moins de publications destinées à la jeunesse que des
autres. Pour une bonne compréhension du fonctionnement de cette
loi et des conséquences de son application pour une publication,
voici un extrait du chapitre "Il n'y a pas de censure
en France" tiré du livre "Bête et
méchant" de Cavanna, où l'auteur raconte
l'interdiction par cette commission de surveillance du journal
Hara-Kiri. Edifiant.
N'hésitez pas à lire la suite dans le bouquin, le
récit des rencontres de Cavanna et Choron avec les membres de la
commission, dans le but de faire lever l'interdiction, valent le
détour.
Mais pas besoin de remonter aux années 1960
pour
trouver des exemples de censure. Johan Sfar (Le chat du rabin, Petit
vampire,...) expliquait sur France-Inter
pas plus
tard que le 10 novembre 2004 comment, en tant que directeur de
collection chez Bréal, il avait vu un livre de Riad Satouf qu'il
édite, "La circoncision", avoir des problèmes au
prétexte par exemple qu'il utilisait dans son texte le mot
"arabe". C'est raciste d'après la commission, qui répond
quand on lui fait remarquer que Riad Satouf est lui-même arabe,
qu'alors c'est un arabe raciste !!! Conséquence : une partie du
dialogue a été l'objet de censure. On croit rêver.
Venons-en à des exemples concrets. Comme
souvent en matière de censure, c'est
d'abord tout ce qui pouvait avoir trait au sexe qui a
été
visé. Comme l'expliquent Frémion et Joubert dans leur
ouvrage « Images interdites », on a vu ainsi
Barbarella se faire interdire en 1965. Bien que l'interdiction n'ait
jamais été levée, l'album a été
republié plusieurs fois dans des versions
légèrement
différentes :
On pourrait multiplier ainsi les exemples, comme ce recadrage d'une case par Casterman dans la version française du magnifique « Eté indien » de Pratt et Manara, paru en 1984 :
Images
interdites (c)
Syros /
Casterman
En haut la version italienne
d'origine, en bas la version française censurée par
l'éditeur.
Mais les cas les plus
étonnants de censure concerne la B.D. pour la jeunesse, et pas
forcément en matière de sexe, loin de là. On
peut même dire qu'il en a souvent fallu très peu pour
qu'un album soit censuré. Premier exemple : Lucky Luke. Dans
l'album « Hors-la-loi », Morris raconte
l'épopée des Dalton, les premiers de la série,
calqués sur les véritables frères Dalton et qui
meurent à la fin de l'album. La mort de Bob Dalton parut un
peu dure aux éditions Dupuis qui demandèrent à
Morris de redessiner la scène :
Les aventures de Tintin ont été redessinées et modifiées un grand nombre de fois pour des raisons très diverses, parmi lesquelles une forme de censure. Par exemple, pour répondre à la demande d'un éditeur américain qui refusait la mixité raciale jusque dans les pages de ses publications, la case du « Crabe aux pinces d'or » ci-dessous fut redessinée :
Images interdites (c)
Syros /
Casterman
Le plus désagréable dans cette histoire est que c'est maintenant la case du bas que l'on retrouve dans toutes les éditions de cet album !
L'alcoolisme n'est pas
non plus recommandé et on a donc, dans la même histoire,
remplacé l'action de boire, trop visible, par un petit
complément de dialogue (rassurez-vous, en ce qui concerne
Haddock, le résultat final
est le même).
Images
interdites (c)
Syros / Casterman
Il ne faut pas être méchant avec nos amis à quatre pattes, et Roba le sait mieux que personne depuis que l'album de Boule et Bill contenant les cases ci-dessous, où l'on voit Bill s'entortiller lui-même les oreilles pour amuser Pouf, fut interdit en France en 1963 par la commission de censure pour cruauté envers les animaux (si, si !).
Images
interdites (c)
Syros / Dupuis
Quand à Berk et Cauvin, leur album « Le roi dollar » paru en 1977 a été, lui aussi, longtemps interdit par cette commission : il mettait en scène la corruption que la mafia faisait régner à Chicago dans les années 30 notamment dans le milieu policier.
On pourrait multiplier
les exemples : il y en a des centaines, parfois franchement
surréalistes, et je vous recommande la lecture
d'« Images
interdites », un ouvrage indispensable pour qui
s'intéresse aux ravages (et aux délires) souvent
insoupçonnés de la censure dans tous les domaines de
l'image.
Il faut tout de même
remarquer que la censure est sans doute moins virulente de nos jours
qu'elle ne l'était il y a trente ou quarante ans (ce qui, encore
une fois, ne
veut pas dire qu'elle a disparu). Ce qu'il me paraît très
intéressant de noter dans cette histoire est que, comme
indiqué dans les exemples cités plus haut, ce sont
souvent les éditeurs eux-mêmes qui, de peur de la
censure officielle (et parfois aussi en raison d'une pudeur
personnelle), en venait à censurer leurs auteurs afin
d'éviter
les problèmes.
Ceci nous amène directement à
poser la question de l'autocensure : il est certain que, de la
même
manière, beaucoup d'auteurs pour la jeunesse
évitèrent
pendant longtemps de glisser dans leurs histoires les
éléments qui pouvaient leur valoir des ennuis :
violence, drogue, alcoolisme et jolies filles. Certains des plus
célèbres ont reconnu le fait et Hergé
lui-même,
dont on dénonçait la misogynie supposée puisque
ses albums comptent peu de personnages féminins (et encore ne
sont-ils pas gâtés), signalait qu'il n'aurait de toute
façon guère pu en placer sans risquer de
problèmes.
Quand on voit comment certaines éditons catholiques
retouchaient « Prince Vaillant » dans les
années 1940, on ne peut guère lui donner tort.
Images interdites (c) Syros